Par Micheline Labelle
Mme Micheline Labelle,
Vice-présidente des IPSO
Professeure émérite au département de sociologie de l’UQAM
Le jugement du juge Blanchard sur la Loi 21 vient
d’être rendu public. Il prononce la validité de la Loi 21 et du recours à la
clause dérogatoire mais il exclut la English Montréal Schoolboard du respect de
la Loi en s’appuyant sur l’article sur les droits des minorités linguistiques
de la Charte canadienne des droits.
Il s’agit de deux poids, deux mesures. Le juge
implique que le milieu anglophone promeut davantage la diversité que dans les
écoles
francophones. Ceci est faux. Il y a longtemps que le milieu scolaire
francophone, y compris les universités francophones, ont des politiques
d’éducation interculturelle et d’intégration, favorisent l’embauche de
personnes issues des minorités et respectent les Programmes d’accès à l’égalité
en emploi. Le juge s’appuie sur un expert américain Howard Dee qui n’a
jamais parlé de diversité religieuses à l’école, dans les études américaines
consultées. Il a commenté la diversité ethnique, ce qui n’est pas la même
chose. Hehman est un autre prof de McGill qui ne dit pas un mot de français et
qui raisonnait dans le même sens. Et l’impact de cette exception sera le
suivant : attirer les employées musulmanes dans le milieu scolaire
anglophone. Ceci va absolument contre les politiques d’intégration historiques
du Québec, aggrave les deux solitudes sur le plan sociologique et politique.
C’est pourquoi dans le texte que je joins (ci-après), j’ai parlé de clash
politique au sein de la société québécoise. Un apartheid intérieur.
Dérapages et
préjugés autour de la Loi 21, texte lu lors de la Journée d’étude sur la Loi de
la laïcité du Québec, 16 avril 2021.
Les réflexions que je propose ici s’appuient sur ma
contribution à notre ouvrage collectif Les enjeux de la laïcité au Québec
ainsi que sur mes observations lors du procès contre la Loi 21, procès que j’ai
suivi en direct, du début à la fin.
J’ai d’abord pu constater le rapport de force inégal entre
la vingtaine (20) d’avocats qui ont
soutenu la demanderesse Ichrak Nourel Hak, elle-même appuyée par 9 organisations
nationales et internationales, telles que the National Council of Canadian
Muslims, the World Sikh Organization of Canada, Amnistie internationale
(section Canada francophone, etc) et les 8 ou 9 avocats qui ont défendu la Loi
(parties défenderesses). Une telle offensive m’apparait démesurée.
Les experts et les intervenants favorables à la Loi 21
se sont efforcés de rappeler que la Loi est le résultat d’un long processus
historique,
que le signe religieux projette un message social qui révèle des
convictions profondes, et qu’à cet égard l’abstention de ce signe religieux,
comme celui des signes politiques et identitaires, durant les heures de
travail, dans les institutions publiques, vise à respecter la liberté de
conscience des enfants et des parents, ainsi que des collègues de travail et
qu’il en va de l’intérêt collectif.
Je me concentre ici sur trois types d’arguments anti
Loi 21 qui révèlent, sur le plan sociologique, préjugés, voire mépris, et dont l’analyse serrée devra être faite un
jour.
1.Premier type d’argument: la primauté du multiculturalisme
canadien
Lors de sa plaidoirie le 7 décembre, Me.
Perri Ravon, avocate de la Commission scolaire English-Montréal, a admis d’entrée
de jeu que la Loi 21 s’inscrit dans le contexte historique et culturel du
Québec et est adapté à sa tradition juridique.
Cela dit, il y
aurait un clash entre la Loi 21 et la culture de la minorité anglophone.
Ce mot clash m’a fait immédiatement penser à la thèse du choc des civilisations
défendue par Samuel Huntington. Selon Me. Ravon, les écoles anglaises auraient
un « mode de vie » (A WAY OF LIFE) spécifique. La Loi 21 envoie un message
d’intolérance, incite à des frictions, ne défend pas les modèles de rôle (ROLE
MODELS) associés à la présence de la diversité des enseignants dans les écoles.
Et elle conclut que les droits à l’instruction dans la langue de la minorité (art.
28 de la Charte canadienne) doivent être interprétés selon l’article 27 de la Charte canadienne,
soit avec « l’objectif de promouvoir
le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». Une
position claire et nette qui souligne bien les deux solitudes historiques.
Mais s’agirait-il d’un clash politique plutôt que culturel puisque tous les gouvernements du
Québec, sans compter la plupart des associations culturelles et citoyennes
québécoises, ont rejeté le multiculturalisme canadien?
L’idée de la supériorité politique et culturelle
de la minorité anglophone se dégage de la plaidoirie de Me Ravon. Cette posture
pourrait être d’autant plus offensante qu’elle masque les acquis historiques
que représentent les politiques publiques du Québec en matière d’aménagement de
la diversité dans l’enseignement en particulier (PAE, programmes d’interculturalisme,
formation contre le racisme, etc.) et qui ont suscité l’intérêt de chercheurs
étrangers.
On
pourrait aussi lui objecter les effets de la sous-représentation de la
diversité dans les écoles monoethniques et monoreligieuses financées en partie
par le gouvernement du Québec.
2.Deuxième type d’argument: le racisme allégué de la majorité francophone
Au cours du procès, le sociologue Paul Eid,
expert pour la partie anti Loi 21, a soutenu
que les attitudes anti musulmans seraient plus nombreuses au Québec que dans le
reste du Canada. Ceci serait attribuable au « racisme culture l», une notion
délicate, de la majorité francophone
(qu’il qualifie ailleurs de blanche). Au-delà des difficultés que représente la
comparaison des sondages en matière d’attitudes, peut-on réellement parler de racisme dans ce cas? Cette interprétation a été précisément
discutée par les experts Gilles Gagné
et Yannick Dufresne qui ont démontré que la différence d'appui à la
laïcité entre le Québec et le ROC s'explique principalement par le niveau de
religiosité plus faible, voire l’anticléricalisme des Québécois et non par des
attitudes antimusulmans.
Selon le psychologue Richard Bourhis, un autre expert ,
ce qui serait en cause ici, c’est l’opposition des catégories sociales «
Eux/Nous ». Soit les minoritaires musulmans, qu’il qualifie de BRUNS, victimes
de discrimination (le Eux, d’un côté), et la « majorité nationale québécoise
francophone » (le Nous, de l’autre côté). Bourhis se base sur des expériences entreprises
auprès d’élèves en classe et il les projette sur la société globale, ce qui ne peut
pas se défendre sur le plan sociologique, ni du point de vue théorique, ni du
point de vue méthodologique.
Et Bourhis prédit que les dispositions de la Loi 21,
je cite : « ont pour but avoué, à long terme, d’exclure par l’usure toutes
les minorités religieuses portant des signes religieux du système scolaire du
Québec », ce qui aura de graves répercussions dans le milieu du travail et
causera des torts psychologiques, sociaux et de santé.
Or, on peut faire une hypothèse inverse. La
loi 21 pourrait avoir au contraire un effet pacifiant dans les milieux de
travail et un effet d’intégration citoyenne des minorités dites visibles et
religieuses qui, ne l’oublions pas, font partie des cibles privilégiées des programmes d’accès à
l’égalité en emploi du Québec et des programmes en pleine croissance que l’on
nomme EDI (équité, diversité, inclusion).
On notera ici l’intrusion en plein procès du mot BRUN.
Une catégorie colorée que s’est attribué pour lui-même le professeur de droit Amir
Attaran. Un ajout à l’idéologie raciste et coloniale qui a classé historiquement
les êtres humains en présumées races jaune, blanche, noire, rouge.
Je ne peux pas faire état de l’ensemble des
stéréotypes, préjugés et du mépris manifestés directement ou indirectement lors
du procès, dans les médias ou dans les écrits d’universitaires. Quelques
exemples suffiront.
Ex. Me. Hussain, avocat des parties anti Loi 21, a fait allusion à l’antisémitisme des Québécois francophones au
cours des années
1930 tout en passant sous silence l’antisémitisme des
anglophones à la même époque. Il a aussi évoqué les lois de Nuremberg et je
cite : « Les lois de Nuremberg ne sont pas venues en situation de guerre.
Elles étaient inimaginables mais elles sont devenues réalité. Et s’adressant au
juge: « Votre jugement va vivre longtemps. Si la Loi est acceptée, rien ne préviendra
des violations plus extrêmes basées sur l’opinion majoritaire.
Ex. Me Bourget, autre avocat des parties anti-Loi ,
a posé la question suivante au témoin Nadia El
Mabrouk, et le cite :: « Je viens de manger un bagel avec bacon et
fromage: est-ce que ça vous dérange? ».
Voici un préjugé qui frise
l’insulte grossière car il laisse sous-entendre qu’en tant que musulmane favorable
à la Loi 21, Nadia El Mabrouk pourrait être intégriste et ne pas tolérer le
porc.
Quant au juge Blanchard,
il a posé à Nadia El Mabrouk une question sur ses convictions indépendantistes.
Il a aussi demandé à un expert: « Si un enseignant
était « noir », refuserait-on de l’embaucher? », établissant ainsi un lien
saugrenu entre un attribut biologique non choisi, et une particularité
religieuse à laquelle on adhère par choix ou par coercition. Dans tous ces cas, peut-on parler d’un manque
d’intelligence culturelle dans la pratique du droit?
3. J’en arrive au troisième type d’argumentation:
l’impératif de la décolonialité
La théorie de la décolonialité
est un paradigme s’imposant de plus en plus dans les universités et la
contestation sociale. Cette théorie se consacre à l’analyse des dispositifs de domination et d’exploitation à l’échelle
mondiale, produits par les administrations coloniales et dont les effets
systémiques persistent dans les sociétés contemporaines. Cette thèse que
j’estime très importante, en particulier pour l’analyse de la question
autochtone, est souvent utilisée hors contexte
Au
Québec, pour attaquer la Loi 21, entre autres, cette thèse se conjugue avec la
théorie de la blanchité, une théorie inspirée des Whiteness Studies américaines qui vise
à dénoncer la suprématie blanche, les normes blanches, le privilège blanc, et
au Québec la « majorité blanche francophone ».
À ce sujet, certains tiennent un discours carrément corrosif.
Ainsi un universitaire anti Loi 21 parle de « la blanchité hégémonique et
répressive du groupe dominant et de son innocence non raciste ». On trouvera
d’autres exemples du même acabit dans l’ouvrage Modération ou extrémisme.
Autre exemple de mépris. La militante voilée Idil Issa, invitée à participer récemment
à une conférence organisée par Amnistie international ( Canada francophone), a déclaré
ce qui suit et je cite: « Le
Québec est déjà différent. La loi 21 est le dernier essai d’un vieux Québec (….).
Il faut mobiliser, parler à vos amis, créer des groupes sur internet () Comme
j’ai dit parfois c’est les démographics qui vont gagner finalement (). La
Loi 21 ne restera pas au Québec, ça c’est certain, que ce soit l’année 2,300 on
ira jusqu’au bout ». Cette militante est membre du Conseil interculturel de la
Ville de Montréal.
Mais je n’ai pas le temps d’approfondir.
POUR CONCLURE, trois remarques.
1)D’abord les préjugés
étant prégnants dans la société, toutes les personnes en autorité (juges,
avocats, policiers, enseignants), profiteraient d’une formation sur le racisme et
sur ce qui n’en est pas, autrement dit sur les abus de cette notion. Par
ailleurs, l’antiracisme concerne la société dans son ensemble. Racisme et
sexisme font partie de la culture du système monde et ceci concerne majorités
et minorités.
2)Deuxièmement, les
minorités ne sont pas des totalités homogènes, pas plus que la majorité
francophone. Plusieurs personnes issues des minorités appuient la Loi 21. Parmi
elles, les citoyens qui ont
souffert de l’expansion de l’idéologie wahhabosalafiste dans leur pays d’origine, qui l’ont fui à titre de réfugiés, de
demandeurs d’asile ou d’immigrants, et qui s’inquiètent de retrouver une
mouvance religieuse radicale au Québec qui leur rappelle de mauvais souvenirs. Il
faut lire à ce sujet le poignant témoignage de Leila Lesbet , publié sur Face
Book. Leila Lesbet est membre d’AQNAL (Association québécoise des
Nord-Africains pour la laïcité).
3) Troisièmement, pour
comprendre le débat en cours sur la laïcité, on ne devrait pas se centrer
exclusivement sur ce qui se passe au Québec. Or, le grand absent du débat, au
procès comme dans l’ensemble de notre société, c’est précisément l’analyse et la prise en compte de la mouvance religieuse
intégriste mondiale qui s’appuie sur le multiculturalisme et les tribunaux et
pratiquent l’entrisme dans les institutions de défense des droits de la personne.
Une situation que ne peut laisser échapper la société québécoise, car elle
n’est pas un isolat.
Le sociologue Paul Eid
a écrit dans son rapport d’expert que « rien n’indique, d’après les recherches
existantes, que le choix des musulmanes québécoises et canadiennes de porter le
hijab serait dicté par des
institutions, des autorités ou des courants religieux (ex. salafisme,
wahhabisme, soufisme) » (idem: par.104 du rapport). On peut s’étonner d’une
telle affirmation.
Il
faut dire que les études sur le terrain sont extrêmement difficiles à faire.
Mais elles ont été faites dans d’autres pays. S’appuyer sur de bons
informateurs clés (c’est l’anthropologue en moi qui parle) serait un point de
départ essentiel.
ML.